Extraits des Carnets de Jean-Louis Thomas prêtre-soldat au 334ème Régiment d'Infanterie :
Dimanche 19 septembre 1915 : " A 2 heures du soir, alerte et départ précipité pour le camp Duvernay, au col de l'Hartmann. Là, nous demeurons en réserve toute la nuit. La position de l'Hartmann n'a rien d'intéressant : c'est un vrai enfer que cet Hartmann : toute la nuit, ce sont des coups de fusils, de bombes et de grenades. Une attaque est décidée pour ce soir, pour reprendre le fortin perdu par le 213. Ce sont les chasseurs à pied du 15 qui attaquent. L'attaque échoue parce que préparée pas assez silencieusement et conduite pas assez rapidement. Pionniers et sapeurs, grenadiers et chasseurs ont fait leur devoir mais l'ordre a manqué dans le commandement. Résultat : deux disparus et quinze blessés environ, en pure perte. L'attaque a eu lieu vers 2 heures du matin. On s'attendait à une contre-attaque des Allemands, avec bombardement. Il n'en fut rien. Nous couchons chez les chasseurs ".
Mardi 21 septembre 1915 : " Beau temps. Hier soir, lutte à coups de grenades, de bombes et de pétards, accompagnée de fusillade et de cannonade sur l'Hartmann. Le 75 du Molkenrain se fait entendre; il y a alerte (10 heures du soir). Les shrapnells et les éclats d'obus des Allemands viennent tomber jusque sur notre barraque d'Herrenfluh, dont les tôles ondulées résonnent. Ce n'était qu'une simple alerte; il y a eu néanmoins, dit-on, une trentaine de chasseurs blessés aux créneaux par les grenades. Cause : un capitaine avait voulu essayer l'effet des grenades asphyxiantes. D'où réponse des Boches. Aujourd'hui, calme sur toute la ligne. Comme hier, ce matin et ce soir, la compagnie se rend au camp Duvernay pour la confection de chevaux de frise et les porte jusqu'aux tranchées de l'Hartmann. Nous restons encore à Herrenfluh ".
Vendredi 24 septembre 1915 : " Départ à 3 heures du matin pour l'Hartmannswillerkopf. Nous remontons sur le sommet de cette montagne escarpée par un boyau étroit et profond qui suit la pente en serpentant par la droite et traverse la crête dénudée. Quel spectacle présente à nos regards ce pauvre "Vieil Armand"! Ce sommet, naguère encore, en janvier, couvert d'une belle forêt de sapins, est presque complètement mis à nu par les obus et la mitraille. Les rares arbres survivants, espacés de 30 m environ chacun, portent tous la trace des balles et des obus; ils sont déchirés, coupés, dépouillés de leurs branches desséchés; on pourrait facilement les compter tant ils sont peu nombreux. Pauvre sapinière ! Le sol est littéralement labouré par les obus; pas un mètre de terre qui ne soit remué par eux. Que de sang, que de vies humaines a coûté la conquête de ce piton ! Par ailleurs, on se demande comment nos intrépides chasseurs ont pu s'y maintenir au milieu du bombardement continuel et comment les Allemands chassés du sommet ont pu s'accrocher aux pentes pour n'en être pas descendus. Les uns et les autres ont dû se creuser des tranchées, des niches et des terriers contre le bombardement, dans le sable remué par les obus, au travers des rochers et de la rocaille. Car le terrain, composé de sable, de roches et de pierraille, ne se prête nullement aux travaux de défense. De plus, les positions adverses sont très rapprochées, zigzaguant et comme enchevêtrées par suite des diverses vicissitudes des derniers combats livrés. Aux points où les tranchées sont les plus rapprochées, la distance qui les sépare n'est que de quelques mètres, 5 en certains endroits ".
Lundi 27 septembre 1915 : " Temps épouvantable toute la nuit, ce matin et tout le jour : pluie, grésil, vent. Tous les abris sont traversés par la pluie, beaucoup s'éboulent, par exemple celui du capitaine. Il en est de même pour la tranchée qui ne résiste ni au vent ni à la pluie. Ce matin, je suis allé au café. Le grand boyau central de sortie était plein d'eau et obstrué en cinquante endroits par des arbres abattus par le vent. Je n'ai pas eu froid dans mon abri d'artillerie grâce à un matelas que j'ai confectionné avec ma toile de tente et de la paille ".
Dimanche 03 octobre 1915 : " Temps frois, humide et couvert. Encore quelques grenades et bombes, et une torpille; pas de victimes. On travaille à la réfection des tranchées, à l'achèvement des abris de bombardement. Je reste planton et homme de soupe de la liaison. Nous sommes bien nourris; deux fois soupe, viande et légumes, café le matin, boisson à 10 heures et 5 heures (marc, café ou thé), trois quarts de vin, un dessert (confitures ou fromage); bien habillés : pantalon bleu de drap ou de velours, capote et vareuse bleu horizon, casque métallique de tranchée; bien munis : chacun un panier de grenades à notre créneau (grenades ou pétards), le fusil est un peu délaissé. Dans la confection des tranchées, nous employons les sacs à terre fabriqués par les femmes de France. Seuls le logement et l'abri laissent à désirer, à cause des difficultés spéciales au "Vieil Armand", ce bloc de rochers (rocher du Sommet, roche Sermet). Le lieu, malgré son danger et son peu de confort, commence à nous devenir familier ".
Lundi 04 octobre 1915 : " Nuit calme, journée pluvieuse. Apparition de la neige. [...] La lutte commencée avec des bombes, s'est continuée avec des obus et des torpilles. Elle a duré plus d'une heure. Pendant ce temps, nous sommes restés tapis dans l'abri de bombardement. Notre bougie s'est éteinte jusqu'à plus de 17 fois. Les obus sont tombés, en majeure partie sur la tranchée de Pierres, près de la demi-section de réserve et dans le boyau E. Il y a eu des torpilles sur la 19e, qui ont écrasé des abris. Deux abris ont ainsi été démolis, ensevelissant et écrasant leurs habitants, soit cinq hommes : deux du 57 et trois du 334. Nos torpilleurs ont riposté, tirant 96 torpilles sur les ouvrages allemands. Toute cette nuit, les mulets ont monté des torpilles de la vallée. Au matin, j'ai rencontré moi-même les corvées. J'ai rencontré aussi deux autres convois, funèbres ceux-là : les brancardiers emportant les morts. L'un d'eux avait la tête écrasée; un autre, moribond, avait les paupières toutes noires. Ah ! La guerre ! La guerre ! Quand donc les diplomates finiront-ils ce carnage, cette boucherie ! Vision de sang ! Que de sang, que de sang répandu ! Et pourquoi ? "
Samedi 16 octobre 1915 : " La préparation d'artillerie française dure environ trois heures, trois longues heures. Longues heures durant lesquelles nous devons rester terrés et tapis, accroupis presque les uns sur les autres dans trois abris trop étroits. L'artillerie allemande risposte énergiquement. J'ai déjà vu beaucoup de bombardement, je n'en ai jamais vus de si intenses. J'ai vu toutes les attaques faites l'Hartmann avec préparation d'artillerie, de loin évidemment : je n'en ai pas vu où l'artillerie ait tant tiré. Ce n'était pas seulement un bombardement mais c'est par rafales que les obus pleuvaient, en avant, en arrière, à droite et à gauche, sur nous, partout. On a rapporté qu'à la section territoriale et surtout à la roche Sermet où le bombardement allemand fut particulièrement intense, tout le monde pleurait, tous déchiraient leurs lettres, croyant leur dernière heure venue. Enfin, après trois heures de préparation, le tir de notre artillerie se ralentit et s'allonge, cependant que l'artillerie ennemie fait des efforts désespérés, voyant la partie perdue. C'est le commencement de l'attaque d'infanterie. Il est une heure du soir. Nous prêtons l'oreille : on entend le crépitement de la fusillade, le tir sec et saccadé des mitrailleuses, le bruit des grenades et des pétards. Cela dure ainsi quelques instants. Le tir semble se rapprocher. Sont-ce les Français ou les Allemands ? On sort, on écoute, on regarde. Tout à coup, un bruit de pas se fait entendre dans la tranchée. Qu'est-ce ? Nous tenons nos fusils en joue, le capitaine prend son revolver. Mais non : j'aperçois une baïonnette française, puis un soldat. Bravo ! Ce sont les chasseurs du 15ème. Nous sommes délivrés. Vivent les chasseurs ! [...] Alors, je sors sur le plateau pour aller voir ma section et aller chercher la soupe. Quel carnage ! Quel ravage de toutes parts ! La tranchée de Pierres et le boyau E sont presque détruits et comblés; des blessés, des cadavres, déchiquetés par la mitraille et les grenades, gisent de tous côtés. Mais nul coin n'a reçu tant d'obus que la roche Sermet, le rocher Moyret lui-mêmeest tout bouleversé. Les Allemands, ne connaissant pas le maniement de nos bombardes et torpilles, ont fait exploser tout le dépôt de ces munitions : ce sont les deux grandes détonations que nous avons entendues ce matin, vers 8 heures. L'explosion des deux mines a creusé deux grandes excavations de la grandeur d'une cave. Toute la soirée, toute la nuit, s'effectua la relève et le transport des morts et des blessés tant Français qu'Allemands. Il y a eu une centaine de morts chez les Français, dans les trois régiments, aux deux jours de la bataille. Les blessés sont innombrables."
Extrait de la correspondance de Paul GRARDEL, commandant le 229ème R.I. placé sous les ordres du colonel POUMAYRAC :
Le 03 décembre 1915 : " Que c'est dur : nos hommes ont bien du mérite. Les Boches doivent du reste avoir le même mérite car je suppose que le mauvais temps est pour eux comme pour nous [...]. Je commence d'évacuer plus de malades que de blessés [...]. Avec ce dégel et cette pluie, on trouve de tout, des corps, des ossements, des équipements que la terre rend dès qu'on creuse dans cette pommade. On dirait qu'on travaille dans de la colle à pâte ".
Le 07 décembre 1915 : " Et la neige et la pluie et les patrouilles dans la nuit noire et les pauvres vieux territoriaux qui passent leurs nuits sous la pluie à porter des rondins dans les boyaux où ils ont de la boue jusq'au genou ! Et les soupes froides et les bronchites et les rhumatismes et les colonels qui agacent leur personnel et le fatiguent ".
Le 25 décembre 1915, GRARDEL écrit à sa femme : " Je demeure au sommet de l'Hartmann dans l'endroit le plus ravagé, le plus désolé qui soit. Les officiers venus du Linge, du Reichacker, des endroits les plus fameux par leur désolation et leur marmitage, sont restés en stupéfaction ici. Hier, il y a eu un bombardement ininterrompu de toute la journée d'une violence inouïe, aujourd'hui plus calme [...]. Tout ce que l'imagination peut concevoir d'horreur se trouve sur cet espace maudit ".
Le 31 décembre 1915 : " Toute la montagne est déchiquetée, les hommes ne peuvent recevoir que de temps à autre les aliments froids. Ceux qui les préparent et ceux qui les portent le font au péril de leur vie. Tous les jours, il y en a de tués et de blessés et ils restent des heures dans de vagues trous d'obus pour se protéger contre l'infernal ouragan ".
Janvier 1916 : " Les opérations de l'HWK c'est du joli ! Les Boches ont repris leurs anciennes positions et tout est revenu comme avant, il n'y a pas de quoi tant chanter gloire, surtout avec les pauvres diables démolis. Il ne faut pas dire ça, bien entendu, mais je voudrais bien changer de climat ".
Extrait de la correspondance du Capitaine Pierre Manhès du 13ème Bataillon de Chasseurs Alpins, à l'Hartmannswillerkopf :
Le 08 mars 1915 : " C'est, dans le silence absolu de la neige et dans le calme plat, une bonne journée de néant. J'habite avec de La Goutte à quelque 300 m de la première ligne, une cagna chaude et bien close qui me paraît merveilleusement confortable. Elle a été construite par mon prédécesseur à la compagnie, le lieutenant Mouvello, tué à l'attaque du 27 février. Elle se compose d'un trou carré revêtu et recouvert de petits rondins. Quelques pelletées de terre matelassent le toit. Dans le fond, une sorte d'estrade recouverte de paille sert de lit. Au milieu, un poêle et trois planches forment table. Je n'ai jamais ressenti pareille satisfaction de vie animale ni joui à ce point du bonheur de manger et dormir, le cerveau vide de pensées, le corps effondré sur la paille, comme le boeuf de labour sur sa litière ".
Le 11 mars 1915 : " La brume et la pluie calment tout à fait les artilleurs et nous jouissons béatement de l'heure présente. On est dans la misère mais on vit ! Nos chasseurs, en ligne ici depuis janvier, sont d'une saleté repoussante. Habillés de vêtements extraordinaires, où les vestons à raies voisinent avec des vareuses de toutes couleurs et les pantalons à carreaux, avec toutes les variétés de culottes militaires, entortillés de cache-nez crasseux et de peaux de mouton grouillantes de vermine, barbus comme des citoyens conscients, ils sont hideux et attristants. Comme toujours, hélas !, la déchéance morale pointe derrière la déchéance physique. A la nuit, nous reprenons la faction au fortin ".
Le 17 mars 1915 : " Vers 8 heures, les Allemands nous bombardent avec du gros calibre et des crapouillots assez vigoureux. Le tir est d'abord très lent : un obus toutes les trois minutes. Notre cagna, si "obscènement" visible pendant que nous la construisions, est admirablement repérée. Un crapouillot effondre sa voisine immédiate, la cagna des agents de liaison. Fort heureusement, ces derniers sont tous en promenade dans leurs sections et les dégâts sont purement matériels. Nous évacuons notre gourbi et passons dans la tranchée. Cette opération découle certainement d'une inspiration heureuse : à peine avions-nous fait quelques dizaines de mètres qu'un crapouillot coiffe notre avec une précision mathématique et l'écrase. Nos cartes de bridge voltigent dans tous les azimuts et disparaissent; vêtements, couvertures, sacs, etc, tout est enterré. Seul, sur l'amas de décombres, l'insupportable réveil de Micheneau surnage, intact, et, comble de poisse, continue de marcher ".
Le 27 novembre 1915 : " Le froid continu est très dur. Je n'ai pas encore de cas de gelures aux pieds à ma compagnie. Je suis le seul du bataillon. Je crois très efficacement bonnes les mesures que j'impose à mes hommes : suppression des bandes molletières durant la nuit. Tous les matins et chaque soir avant la soupe, déchaussement et sautillement violent, pieds nus dans la neige, pendant vingt minutes. Puis séchage, friction et massage des pieds; enfin graissage de la peau et rechaussage. Les braves hommes encaissent tout cela avec la bonne humeur dont je suis plus reconnaissant que je ne pourrais le dire. Et pourtant il gèle dur ici. Cette nuit, il fait -20°C; je viens de le voir au petit thermomètre que j'ai accroché au chambranle de ma cagna ".
Le 25 décembre 1915 : ..." Vers 8 heures du matin, j'étais à mon poste de commandement, consistant uniquement en un gros trou d'obus de 210. A côté de moi était allongé le caporal téléphoniste Vincent avec son appareil. Nous subissions un terrible marmitage. Tout à coup, un 77 arrive dans notre trou, traverse la cuisse de ce pauvre Vincent et le cloue au sol sans éclater ! "Ne me touchez pas !" hurle ce pauvre type. Je n'en ai pas la moindre envie et je regarde le petit tube cylindrique sortir de 2 cm de la cuisse de ce pauvre Vincent ... Et le temps passe ainsi. Vers 9 heures 30, Vincent perd connaissance et délire de façon affreuse. 10 heures, le malheureux, toujours sans connaissance, pousse des hurlements atroces qui me bouleversent ... Je n'y tiens plus; je saisis l'obus, l'arrache et le jette au diable; il n'éclate toujours pas. Une demi-heure plus tard, les brancardiers viennent l'enlever; il me paraît dans le coma. Dans l'après-midi, sous un marmitage qui prend des proportions effarantes, je suis relevé et regroupe ma compagnie en réserve, en arrière de la crête, au "camp des Dames", où j'attends les ordres pour demain. La réaction de l'artillerie boche dépasse en violence tout ce que l'on peut imaginer. Les arbres - d'énormes sapins - disparaissent à vue d'oeil. La crête d'où nous sommes partis le 21 est coiffée d'un mur d'éclatement d'obus. D'ailleurs, sur 8 à 10 km de front et 4 à 5 de profondeur, c'est une véritable grêle. Je n'ai encore jamais rien vu de semblable. Et c'est Noël !!! "